LE BRUIT DU MONDE
Toujours aux aguets, dans un esprit de curiosité constante et d’ouverture au monde, la Fondation Cartier pour l’art contemporain s’appuie, depuis sa création, sur le témoignage vivant des artistes. En 2022, trois expositions nous ont alertés sur ce qui est sur le point d’advenir.
FAIRE RESSURGIR UN IMAGINAIRE ENFOUI : SALLY GABORI
Peindre pour faire émerger l’essentiel. C’est ce qui sous-tend l’œuvre de Sally Gabori, exposée pour la première fois hors d’Australie par la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Comme si la peinture, telle une résurgence vitale, permettait à l’artiste une réparation.
La période d’activité artistique de Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori ne dure que neuf années, durant lesquelles elle explore les multiples ressources de l’expression picturale. Sans s’interrompre et en accéléré. Car c’est à plus de 80 ans que l’artiste se met à peindre. Originaire de l’île Bentinck, dans le golfe de Carpentarie, au nord de l’Australie, Sally Gabori appartient au peuple kaiadilt. Elle passe les premières années de sa vie à entretenir des pièges à poissons en pierre et à tresser des paniers en fibres naturelles, selon les traditions de son peuple.
Mais, en 1948, après le passage d’un cyclone, sa communauté est déplacée par des missionnaires sur l’île voisine de Mornington. En 2005, lorsqu’elle se lance dans la peinture, ce sont les lieux de son île natale qu’elle représente. Profusion de couleurs, jeu de formes, superposition de surfaces, variation de formats : ce retour aux origines donne naissance à des tableaux d’une extraordinaire modernité picturale révélant un imaginaire à l’horizon illimité. Il se traduit par un travail autour des variations de la lumière que provoque le climat contrasté du golfe de Carpentarie. À la disparition de Sally Gabori, en 2015, son œuvre fascine par son caractère spontané, son originalité et son absolue singularité, sans attaches apparentes avec d’autres courants esthétiques, notamment au sein de la peinture aborigène contemporaine.
Dibirdibi Country, 2010. Peinture polymère synthétique sur toile de lin, 200 × 305 cm. Estate Sally Gabori, Cairns, et Alcaston Gallery, Melbourne, Australie
Donner à voir, au-delà : Graciela Iturbide
Voir plus loin, affranchir la photographie de son rôle documentaire, c’est à cela que nous convie Graciela Iturbide, figure emblématique de la photographie latino-américaine. Du 12 février au 29 mai, la Fondation Cartier a exposé plus de 200 de ses images, des œuvres les plus iconiques aux photographies les plus récentes, ainsi qu’une série en couleur réalisée spécialement pour l’exposition. Sa rencontre avec le photographe mexicain Manuel Álvarez Bravo, passionné par la culture préhispanique, est décisive. Elle découvre avec lui une ouverture d’esprit, un regard mais aussi une manière de « prendre le temps ». Des années 1970 à 1990, Graciela Iturbide voyage à travers le monde. Mexique, Allemagne de l’Est, Espagne, Équateur, Japon, Inde…
Elle réalise un grand nombre de portraits photographiques et d’images de fêtes populaires ou de rituels traditionnels.
L’artiste est marquée par sa toute première rencontre avec la mort, celle de sa petite fille de six ans. Un drame qui initie un travail autour des rites funéraires et s’interrompra de manière brutale, pour regarder ailleurs. Aucune recherche de virtuosité technique, mais une radicalité esthétique autour du noir et blanc dans ces images qui témoignent d’un intérêt sincère pour les populations indigènes, dont ses photographies traduisent la dignité. Son style empreint d’empathie et nourri d’une poésie singulière se focalise, au fil du temps, sur les rites, les symboles, à travers des photos qui invitent à la méditation et constituent une véritable leçon de simplicité. Au réalisme magique auquel on l’a souvent associée, Graciela Iturbide préfère l’idée d’une « dose de poésie et d’imagination », qui pousse plus loin l’interprétation documentaire et trouve dans les voyages l’opportunité de connaître et de s’étonner.
Graciela Iturbide, Carnaval, Tlaxcala, México, 1974, tirage gélatino-argentique, 18×18cm
Écouter un monde qui se tait : « LE GRAND ORCHESTRE DES ANIMAUX »
Vue de la projection de Bernie Krause et United Visual Artists, Le Grand Orchestre des Animaux, 1'32'', Collection Fondation Cartier pour l'art contemporain, sur l'Opéra de Sydney, Elizabeth St, Sydney, 2022
Après Milan et Salem (États-Unis), « Le Grand Orchestre des Animaux » a fait escale à Sydney à l’occasion de la 23e Biennale qui s’y est tenue du 12 mars au 13 juin. Un moment suspendu durant lequel cette œuvre créée à Paris en 2016 a été projetée pendant trois nuits sur les voiles de l'opéra de la ville. Méditation esthétique sonore et visuelle sur un monde animal aujourd’hui menacé, imaginée par le bio-acousticien et musicien Bernie Krause et le studio de design United Visual Artists, cette expérience immersive, sollicitant à la fois nos sens et nos émotions, met en scène des enregistrements du monde animal collectés par Bernie Krause depuis le début des années 1970.
Au total : plus de 5 000 heures réalisées à partir d’habitats sauvages, terrestres et marins, incluant plus de 15 000 espèces animales. Un patrimoine que Bernie Krause archive pour le transmettre aux générations futures. Pour éviter, peut-être, qu’un silence définitif ne s’abatte un jour sur le grand orchestre des animaux.